Mon temps perdu

Je devrais commencer.

Mais comment? Je crois que je n’aime pas parler de moi-même. Je ne suis pas comme mon patron, Gérard. Il raconte tout. Je déteste les pauses de café-cigarette. Il vient vers nous, s’approche à petit pas, se met de côté et lance mine de rien :

-       hier, ma femme avait un gastro.

Personne ne sait quoi répondre. Mes collègues évitent de se regarder. L’un cherche quelque chose dans ses poches, l’autre vérifie son portable. Et moi je souris et je dis :

-       ah bon?

Je crois que mon patron ne m’aime pas bien. Et je m’en fiche. Annie disait que je m’en fiche de tout. Non, c’est juste que j’aie une grande distance pour tout ce qui m’entoure. Mais Annie ne dira plus rien. Non, non. Je ne l’ai pas tuée. Elle est partie. Maintenant je dois tout ranger dans la maison. Comme j’aime. Classer les livres selon les auteurs, les disques selon l’ordre alphabétique, les boites de légumes selon les dates… Quelle joie.

Et la cave. Hier j’y suis descendu et j’ai été abattu par le désordre. Mais soudain j’ai remarqué une bouteille de Sauternes dans un des cartons. Surement un cadeau de mes parents. Je l’ai amené à la maison. Je ne savais pas si je devais la boire. Tout seul? Il y avait juste un morceau de roquefort dans le frigo. J’ai ouvert la bouteille et je me suis plongé dans le temps. Je savais que j’avais un livre sur le vin. Il était quelque part, entassé avec des albums. J’ai trouvé la notice sur Sauternes.

Sa naissance implique deux légendes. La première commence en 1836. Un certain Focke de Bordeaux, attendait la fin de longues pluies d'automne pour commencer la récolte. Les pluies avaient cessé, le soleil brillait, les raisins ont séché et ils ont commencé à pourrir. Il les a ramassé en dépit de tout et fait le vin. Il était doux à la perfection. Monsieur Focke en était ravi. La seconde histoire est également associée à une pure coïncidence. En 1847, le marquis de Lur-Saluces est parti chasser le loup en Russie. Son retour retardait, mais ses employeurs étaient en attente pour lui avec la récolte. Telle était sa demande. Le marquis a enfin rentré mais les raisons ont été attaquées par la pourriture. Mais comme il s'est avéré, les raisins ont donné du vin exceptionnellement doux et fin.

 Je me suis endormi un peu et j’ai songé à ces histoires. Mon Sauternes a vieilli de nombreuses années dans la bouteille oubliée dans la cave. J’ai été ravi de découvrir la palette des couleurs vraiment impressionnantes. D’abord la couleur d’or pâle et plus tard un peu ambrée.

La première gorgée offre une expérience inoubliable. De l’abricot, de la pêche, des fruits tropicaux.

J'attendais un peu, en profitant de la couleur, et j’ai senti une pâte d'amande, le caramel et la vanille. Et le miel? Oui, carrément.

Philippe Faure-Brac, le meilleur sommelier du monde dit que le Sauternes est synonyme de plus grand plaisir et le symbole d'une transition douce vers une autre existence.

Beaucoup de gens avouent qu'ils aimeraient boire sur leur lit de mort. Jusque-là, je suis à la recherche de temps perdu. J’ai beaucoup à rattraper.